Le travail reproductif dans tous ses états. Travail des droits, du politique, de la dette, du patrimoine, du temps et du religieux

Journée d’étude
22 Mars 2023
EHESS, Campus Condorcet
Salle 1.023, Bâtiment de Recherche Sud
9h30 - 17h

Blandine Destremau (CNRS-Iris/EHESS)

Isabelle Guérin (IRD-Cessma/Université Paris cité

Timothée Narring (Cessma/Université Paris cité)

Entrée libre, mais inscriptions obligatoires à :

blandine.destremau@gmail.com ; isabelle.guerin@ird.fr ; timothee.narring@gmail.com

Texte support pour une réflexion partagée

Comprendre comment les personnes et leurs familles se « reproduisent » est une question ancienne et récurrente, en particulier parmi les recherches féministes. Ces recherches ont eu l’immense mérite d’élargir le concept de travail en y intégrant le travail domestique et de care. Ces recherches ont également montré que l’existence même du capitalisme dépend, non pas de la « production », d’une main invisible et d’un marché auto-régulé, mais d’un travail domestique et de care, intense, laborieux, souvent épuisant, réalisé en premier lieu par les femmes, et plus encore les femmes de milieux populaires et subalternes. Ces activités empruntent au travail la valeur économique, la charge mentale, l’organisation nécessaire pour les mener à bien et la division genrée qu’on retrouve dans l’emploi. Allaiter, soigner, éduquer, choyer, être présente, aimer, cuisiner, laver, récurer, repriser, réparer, etc. Sans ces activités enchâssées les unes aux autres, la reproduction des sociétés humaines serait tout simplement impossible (Mariana Dalla Costa, Silvia Federici, Lisa Vogel, Tithi Bhattacharya et al., etc .).
Les conceptualisations du travail domestique et de care ont été enrichies d’avancées autour des concepts de « travail émotionnel et affectif » (Arlie Hochschild, Susana Narotzky), travail « relationnel » (Viviana Zelizer), travail « distributif » (James Ferguson), care socio-environnemental (Hélène Guétat-Bernard, Héloïse Prévost). De leur côté, les études des « chaînes globales de care » montrent que la reproduction sociale est globalisée et organisée par des flux transnationaux, enchâssés dans des relations postcoloniales (Christine Verschuur, Jules Falquet, Florence Degrave). Les activités de care sont parfois rémunérées et/ou externalisées, parfois gratuites et familiales, ce qui complique la tentative de catégoriser et de classifier, de façon cohérente, la « reproduction » et la « production » comme deux sphères étanches et à part entière (Helena Hirata, Rachel Silvera). Par ailleurs, le vieillissement démographique exacerbe les enjeux moraux et pratiques de soins aux personnes âgées dépendantes, dans des contextes où les arrangements matrimoniaux et intergénérationnels qui les prévoyaient sont altérés (Tania Angeloff, Blandine Destremau).
Le contexte global combinant bureaucratisation et financiarisation de la vie quotidienne nous invite à poursuivre l’exploration d’autres composantes essentielles mais invisibilisées du travail de reproduction sociale. L’emprise croissante de l’administration (bureaucratisation) et d’outils financiers de marché, notamment le crédit (financiarisation) recompose les contours du travail de reproduction sociale et transforme ou déplace le travail des droits, du politique, de la dette, du patrimoine et du religieux.
A titre provisoire, nous suggérons que ces différentes formes de travail ont pour point commun de produire, fabriquer, et concrétiser un ensemble de droits, de créances et d’obligations. Droits et créances sur l’État, sur une entreprise, sur des compagnies de crédit et d’assurance, sur autrui, droits de propriété sécurisés, etc. Or, ces droits et créances ne sont jamais acquis. Il faut du temps et des compétences relationnelles pour les exiger, les activer et les renouveler (Leila Drif). En témoigne le montage de dossiers et la quête de « papiers » divers tels que certificats, attestations, lettres, réclamés, obtenus ou produits ; ou encore la sécurisation, sur des temporalités longues, de soins pour son vieil âge par des arrangements matrimoniaux, de filiation ou patrimoniaux (Susana Narotzky, Tania Angeloff, Blandine Destremau). Ces tâches ne se limitent pas à une question de survie au jour le jour, de glanage, de grappillage ou de débrouille improvisée. Il s’agit aussi de se construire une base stable de relations qui permette de se projeter au-delà du court-terme, dans sa propre espérance de vie ou dans le renouvellement des générations, et de concrétiser certaines aspirations, comme la dignité (Susana Narotzky). Ces activités vont donc bien au-delà de la seule reproduction biologique. Nos travaux montrent qu’elles sont largement à la charge des femmes, distribuées selon les générations, obéissant tant à des normes morales qu’à des stratégies pragmatiques.
Les pauvres et les catégories subalternes consacrent bien plus de temps à ces tâches reproductives que les classes moyennes et supérieures dont les revenus et les droits sont relativement stables (Yasmine Siblot, Vincent Dubois). Ils s’efforcent de faire la preuve de leur éligibilité à des droits s’ils en ont, de les réclamer et de les transformer en contreparties effectives. Ils travaillent leurs relations à l’Etat et aux employés de guichet qui établissent la reconnaissance des droits et distribuent des aides (donner un cadeau à l’assistante sociale pour la remercier, soigner son allure et sa réputation, faire la queue pendant des heures). Ils font circuler des biens, des services et des usages entre voisins, parents et proches, engendrant des obligations ou espérances de réciprocité, à court ou plus long terme (comme un droit de tirage, ou une ligne de crédit) (Jean-François Laé et Numa Murard). Plus on est pauvres, discriminés et mal servis par l’Etat, plus la reproduction exige de travail et « mange du temps ». Même si elle varie sensiblement selon les contextes, cette situation ne laisse que peu de temps pour « gagner sa vie », en occupant par exemple des emplois salariés (Margaret Maruani, Tania Angeloff).
Ces tâches sont chronophages, répétitives, exigent une vaste palette de compétences, savoir-faire et savoir-être, tout en créant de la valeur d’usage et d’échange. C’est pourquoi avec un certain nombre de chercheur.es, nous choisissons de les qualifier de travail. Au même titre que le travail domestique et de care, ces tâches sont bien souvent réalisées par les femmes. Plus concrètement, nous suggérons que ces différentes formes de travail se donnent à voir sous divers angles dans les travaux de recherche que nous avons consultés :
• le « travail des droits » (Emilia Schijman, Leila Drif) et le « travail du politique » (Kaveri Haritas, Kalpana Karunakaran, Isabelle Guérin) consistent à engendrer un espace relationnel d’obligations et à faire en sorte que l’État fonctionne, assume ses prérogatives et remplisse ses promesses ou en émette de nouvelles. Ils reposent donc sur un intense travail relationnel, qu’il s’agisse d’engendrer ou cultiver des créances auprès de l’entourage par le biais d’obligations réciproques, d’obtenir de l’information ou de construire des alliances, voire un mouvement. Ce travail, individuel ou collectif, prend la forme de démarches administratives, lettres, négociations, suppliques, pétitions, manifestations, enquêtes. Associations, ONG, syndicats et autres collectifs de la société civile jouent souvent un rôle ambivalent dans ce processus, tantôt en accompagnant les femmes dans leur travail des droits et du politique, par le biais de formations et « sensibilisations » (awareness-raising) diverses, tantôt en faisant elles-mêmes l’objet d’un travail de la part de leur public, visant à obtenir assistance, aide, contrepartie. Pour les pauvres et autres catégories subalternes, l’Etat de droit n’existerait pas sans ce travail. Ce dernier prouve que leur citoyenneté n’est jamais acquise. Cette dernière suppose une attention et un travail perpétuel. Ce travail est également manifeste dans l’obtention de droits sur les compagnies d’assurance.
• le « travail de la dette » (Isabelle Guérin ; Elena Reboul) consiste à gérer les multiples dettes sous lesquelles croulent nombre de familles de milieux populaires, et dont les femmes ont bien souvent la charge ; ce travail déborde le champ du travail de remboursement des dettes, et implique une activité démesurée consistant à compter, calculer, mémoriser, prévoir, se mettre en relation, négocier, jongler (Ana Perrin-Heredia). Le « travail de la dette », essentiel à la reproduction sociale des familles, s’imbrique avec le « travail pour la dette », essentiel à la reproduction du capitalisme financiarisé (Timothée Narring). Celui-ci implique un certain nombre d’heures supplémentaires, d’extras et de stratégies d’économies budgétaires pour payer les dettes, en particulier les intérêts.
• le « travail du patrimoine » (Blandine Destremau, Laurine Chapon, Susana Narotzky, Emilia Schijmann, Caroline Moser) consiste à héberger, prêter, louer, hypothéquer, gager, placer, vendre, donner, léguer un bien ou un objet dont on possède la propriété ou un usage. Y compris lorsqu’on possède très peu – une chambre, un âne, un bracelet, une machine à coudre, un téléphone. Y compris ce que l’on a de plus cher – un enfant. Le patrimoine apparaît simultanément comme monnaie d’échange, source de rente, promesse, contrepartie espérée et/ou réelle. Il fait ainsi émerger des enjeux de mesure et d’évaluation (Elisabeth Hofmann).
• le « travail du religieux » (Kali Argyriadis) consiste à adhérer à une sphère de transcendance sur des modes plus ou moins transactionnels par des rites, des offrandes, des normes, des équivalences, des alliances, des attentes de reconnaissance et l’entretien d’espérances. Il semble pertinent d’y articuler le travail de reproduction de valeurs morales performatives, qui incitent à se comporter comme « une bonne fille » ou « un bon fils », à prendre soin de ses parents âgés et de la lignée des ancêtres (Susana Narotzky, Tania Angeloff, Blandine Destremau, Helena Hirata) et contribuent, de fait, à dicter des codes genrés de comportement et à mettre au travail certains membres de la famille et de la société. L’économie morale et/ou religieuse apparaît comme sous-jacente aux distributions de rôles et de tâches dans le travail de reproduction sociale, tout en lui conférant une valeur qui transcende ses dimensions purement matérielles (se reproduire comme des personnes respectables, d’honneur, propres, peut-être gagner un accès au paradis, une indulgence divine) mais s’y articule aussi de façon parfois instrumentale (travailler sa crédibilité, honorer ses dettes, mériter la compassion, soigner sa réputation, garder la face, être reconnu.e, etc).

Souvent appréhendées isolément en fonction des prismes d’analyses des chercheur.es et de la singularité des contextes, ces activités sont le plus souvent entremêlées et superposées dans le temps. Récurrentes, parfois interminables (Dominique Fougeyrollas-Schewbel), elles alourdissent la charge de travail des femmes et ravivent les débats sur la « double » ou la « triple journée » (Blandine Destremau, Naila Kabeer, Christine Verschuur). Le « travail sur le temps » constitue ainsi une matrice commune aux différences facettes du travail reproductif. Il faut constamment planifier, anticiper, prévoir, organiser des dépenses, des engagements, des déplacements ; faire face à l’urgence, temporiser, accélérer ou ralentir, prendre le temps ; saisir des opportunités et décider du bon moment ; attendre et patienter. Gérer la reproduction requiert en outre des compétences, des savoir-faire et connaissances (cognitives, comportementales, émotionnelles, sociales, légales), du savoir-être (gestuelle, corporéité, posture, langage) pour s’insérer dans des réseaux et maintenir sa crédibilité. Tout cela coûte de l’argent, du temps, des efforts (Susana Narotzky).


Objectifs
Cette journée d’étude vise à trois objectifs principaux :

1. Mettre au jour, interroger et consolider différentes catégories et facettes du travail reproductif, en partant de nos terrains respectifs et de contextes historiques et culturels spécifiques.

2. Identifier et mettre en lumière des points communs à nos différents terrains pour donner corps à la thèse selon lequel le travail reproductif s’étend à de multiples sphères et joue, plus que jamais, un rôle central dans la configuration actuelle d’Etats bureaucratisés et du capitalisme financiarisé. Cela suppose de questionner les frontières du travail reproductif : comment l’élargir sans diluer son contenu ? Cette réflexion pourrait déboucher sur une analyse politique plus large qui tenterait d’actualiser les critiques féministes.

3. Construire une grille d’analyse étoffée de la reproduction sociale et revisiter les liens et les frontières entre « production » et « reproduction ». Une des pistes possibles consiste à élargir la notion de reproduction au-delà de l’approche matérialiste, en prenant en compte les aspirations, les désirs et les projections personnelles, familiales et générationnelles.


Programme
9h30-10h00 – Accueil
10h00 – 13h00. Le travail dans tous ses états.
Travaux ethnographiques passés ou en cours
Présentation de la journée : Isabelle Guérin et Blandine Destremau
Susana Narotzky : Le travail de l’amour : l’accès au patrimoine, aux soins et aux ressources de vie
Timothée Narring : Le travail pour la dette : se reproduire comme familles endettées dans une favella au Brésil
Leila Drif : Le travail relationnel des droits de protection par des réfugiés sans droits/statuts : le cas des femmes syriennes au Liban
Morgann Pernot : Un travail de l’identité ? Recompositions de la division du travail dans des familles yéménites à Djibouti
Marie Aureille : Travail relationnel et économie de la débrouille dans une zone rurale décollectivisée à Cuba

14h – 17h. Élargir la réflexion sur le travail reproductif - Table ronde
Temps 1. Les différentes formes de travail reproductif
Temps 2. Travail reproductif dans un contexte de bureaucratisation étatique et de financiarisation
Temps 3. Revisiter (une énième fois) les frontières production / reproduction
Avec Tania Angeloff, Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Hélène Guétat-Bernard, Helena Hirata, Susana Narotzky, David Picherit, Christine Verschuur, Marie Aureille, Leila Drif, Myrtille Ferné, Timothée Narring, Morgann Pernot, et l’ensemble des participant.es

PDF - 810.5 kio
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